(Le 20 novembre 2020, Médiathèque de Biarritz, dans le cadre du Festival des Belles latinas, un festival dédié aux littératures d'Amérique latine qui se déroule dans toute la France.)
Espace América : Vous êtes écrivain, scénariste, journaliste culturel, éditeur – vous avez fondé, en Argentine la maison d'édition La Compañía de los Libros – et vous êtes aussi traducteur. Vous êtes né à Buenos Aires et c'est en Argentine que l'on trouve vos premières publications, notamment deux ouvrages consacrés à la musique. Vous participez au Festival des Belles latinas pour présenter un livre paru en 2017 aux éditions La Contre Allée et qui s'intitule Inventaire d'Inventions. C'est un livre amusant - et volontairement déroutant - qui constitue une petite anthologie d'inventions littéraires - on y trouve, bien sûr, le pianocktail de Boris Vian - et d'inventions réelles auxquelles vous mêlez de nouvelles créations d'inventions si bien qu'à la fin, on se demande ce qui est inventé et ce qui ne l'est pas. Ce livre est le fruit d'une collaboration avec le label Monobloque - point de rencontre entre graphisme, design d'objet et architecture - il a été conçu conjointement à une exposition et se décline aussi sous forme vidéo. Il est à noter par ailleurs que l'édition de ce livre a entraîné la création d'une collection aux éditions La Contre Allée : L'Inventaire d'inventions. Pouvez-vous nous raconter comment est née cette aventure qui a mis en synergie autant de talents?
Eduardo Berti : Ce sont des choses qui, à part l'écriture, les autres choses ce sont des choses que j'ai faites pas toutes en même temps. Ce sont des choses qui ont occupé une place dans ma vie personnelle et professionnelle l'une après l'autre, progressivement. Et, j'ai travaillé en tant que journaliste à une étape, à une époque, mais pas tout le temps. Ça fait un bon moment que je ne travaille plus en tant que journaliste. J'ai rien contre ça seulement je précise. Et l'aventure de cette maison d'édition, cette petite maison d'édition que j'ai créée avec des amis ça a duré dix ans. Ça fait déjà quelques années que, hélas, elle n'existe plus, pour des raisons surtout économiques. Je suis très content de tout ce que j'ai fait mais tout ce que j'ai fait ça a été toujours comme un complément de ma grande passion qui a toujours été celle d'écrire et de lire. Et ce livre-là justement vient de ces deux passions, de la passion pour la lecture et d'une certaine passion aussi pour la littérature d'imagination - si on peut dire comme ça. Je suis très ouvert en tant que lecteur. J'aime la poésie, j'aime le théâtre, j'aime le réalisme, la science-fiction, etc. Je suis très ouvert et je passe vraiment d'un auteur à l'autre et d'un style et d'un genre à l'autre, en tant que lecteur, avec grand plaisir. Mais, c'est vrai que j'ai d'habitude un penchant pour la littérature « imaginative » - si on peut dire comme ça - qui sort du réalisme mimétique, qui sort du réalisme immédiat. Il y a une grande tradition en Amérique Latine où il y a parfois un élément bizarre, fantastique, décalé, étrange qui glisse, qui fait irruption dans le quotidien, dans un quotidien qu'on reconnaît, qu'on peut reconnaître comme le monde réel... Le monde quotidien et la petite irruption d'un événement, d'un personnage, d'une chose, de quelque chose qu'on a du mal à expliquer. Et, dans cette ligne, dans cette idée générale, une chose qui, en tant que lecteur m'a toujours intéressé, c'est quand il y a un objet, un objet qu'on glisse dans un roman, dans une nouvelle ou même dans un film. Et, dans une œuvre de fiction, quand l'auteur invente, non seulement comme c'est le cas dans plusieurs livres, un personnage, une histoire, qu'il invente même une ville mais aussi, en plus, quand l'écrivain invente un objet, quelque chose de concret qui n'existe pas dans le monde réel. Alors, en tant que lecteur, à une époque, je notais, dès que je lisais un livre où il y avait un objet ou bien qui n'existe pas, ou bien qui n'existait pas à l'époque où le livre a été publié. Parfois, ça arrive après que ces objets-là existent. Je le notais en marge et, un jour, j'ai vu que j'avais une petite collection, une petite liste. Alors, il y a des inventions que tout le monde connaît, des inventions plus ou moins classiques : la machine à remonter dans le temps, la pilule pour être invisible, la lampe magique, le pianocktail de Boris Vian. Il y a des objets qui sont plus ou moins connus et on dirait qu'ils existent à tel point ils sont devenus connus comme objet de la fiction. J'ai voulu explorer au-delà de ces objets qui sont les plus connus mais je ne voulais pas faire un livre dans la forme traditionnelle d'une anthologie, je ne voulais pas publier des extraits ou les textes où il y a ces inventions-là. Ce que j'ai voulu explorer c'était qu'est-ce qui se passe si je prends ces objets-là et je les met peut-être dans un autre contexte, dans une autre histoire ou si je les aborde d'une autre façon. Alors, le livre a deux ou trois portes d'entrée. Il y a des textes qui sont plutôt des fictions comme des petites nouvelles ou des micro nouvelles où je prends cet objet, cette invention et je l'explore d'une autre façon, dans un autre contexte, je pose des questions, je joue comme si on tire d'un fil, non ? Voir ce qui se passe avec cette invention. Et il y a d'autres textes qui sont moins narratifs, qui sont plus dans l'idée de l'inventaire ou de la fausse encyclopédie. Et, après, il y a des textes hybrides, entre les deux, mais, finalement, je pense que, même si c'est un livre très ludique, même si c'est un de mes livres les plus ludiques, légers, si on pourrait dire comme ça, il y a aussi une grande réflexion autour de l'invention. Qu'est-ce que c'est inventer ? Pourquoi on invente ? Et, surtout, je pense, finalement, il y a une réflexion sur le rôle des inventeurs et des artistes. Je pense que les écrivains et les inventeurs, nous partageons quelque chose, une certaine critique du monde, une certaine insatisfaction, cette volonté d'ajouter toujours quelque chose, de sentir qu'on peut changer le monde en ajoutant des choses et que ce qu'on appelle réalité n'est finalement qu'une convention, qu'il y a toujours la possibilité de faire basculer les choses et, un des possibles chemins, c'est l'inventivité, c'est la créativité, l'invention.
Espace América : Et Monobloque ?
Eduardo Berti : Monobloque... Au début, j'avais commencé à écrire quelques textes et Monobloque sont deux amis qui habitent à Berlin, Dorothé et Clemens. Dorothé vient du graphisme, elle est française et Clemens, il est allemand, il est de Berlin, il est architecte, et ensemble - ça fait longtemps qu'ils travaillent, et même qu'ils vivent ensemble, ils font un couple dans tous les sens- ils sont des inventeurs, ils fabriquent des meubles, ils détournent des objets quotidiens, ils détournent tout le temps des choses. Ils sont très lecteurs et, quand j'ai raconté mon projet, au début, j'avais proposé qu'ils participent avec des dessins, des objets, mais, justement, ce qu'on avait parlé c'est qu'ils n'allaient pas trancher et dire... le pianocktail... bon, le pianocktail, justement, il y a eu des gens qui ont construit le pianocktail.. mais, x inventions, ne pas trancher et dire elle est comme ça. Justement, ce qu'ils ont fait c'est plutôt des ébauches, comme s'ils étaient en train d'inventer l'objet, sans trancher, sans dire c'est comme ça. Et, c'est un peu dans cet esprit qu'ils sont partis à faire des esquisses, des ébauches, comme s'ils étaient en train d'inventer ces objets aussi. Parce que quand il y a un objet extraordinaire ou fabuleux dans un livre de fiction c'est comme une porte qui s'ouvre vers des possibles et, eux, ils ont voulu faire un peu ça aussi. Comme des dessins qui ouvrent des portes possibles. Mais, finalement, la chose est allée plus loin et ils ont eu l'idée : Et si on fait une expo qui accompagne le livre ? Et, pour moi, c'était une très belle double expérience inédite. La première fois que je travaille en équipe avec d'autres personnes qui font du graphisme et la première fois, et la seule pour l'instant, que je monte une expo.
Espace América : Et il y avait des textes de vous ?
Eduardo Berti : Alors, l'expo, il y avait les dessins, il y avait des phrases qu'on avait choisies du livre, il y avait quelques objets et, surtout, au centre, comme un colonne vertébrale, il y avait une bibliothèque. Une bibliothèque fabriquée par eux parce qu'ils fabriquent des bibliothèques. C'est à dire que le modèle c'est pas une bibliothèque qui est carrée et classique... un peu Caligari, si on peut dire comme ça...et, à l'intérieur de cette bibliothèque, il y avait la plupart des petites textes, des inventions qu'on trouve dans le livre. Moi, je les avais trouvés dans des livres que j'avais lus. Mais, au lieu de mettre les vrais livres - le livre de Marcel Aymé où il y avait telle invention ou le livre de tel écrivain où il y avait telle invention - on a créé une fausse maison d'édition. Alors, ce sont des livres faits spécialement pour l'expo. Et les gens qui visitent l'expo peuvent prendre de cette bibliothèque des livres qui ont été fabriqués par Dorothé et Clemens et, à l'intérieur, il y a les textes qui correspondent à cette invention. Alors, il y a , je sais pas, un livre d'Italo Calvino, on ouvre et à l'intérieur, il y a un petit texte où c'est le texte qui parle de l'invention de Calvino. Alors, les gens passaient des heures - au début, ils étaient très respectueux, ils n'osaient pas prendre les livres - et, finalement, ils exploraient. Et, entre les objets, on nous a prêté un pianocktail - quelqu'un a fabriqué un pianocktail à la manière de Boris Vian et on l'a mis à côté - et, parmi les inventions, il y a un kikerographe, c'est un baby foot, que les Monobloque, Dorothée et Clemens, ont détourné et qui permet de dessiner. Il y a, à l'intérieur du livre, il y a un résultat de ça... c'est à dire, on joue une partie de babyfoot mais, dans la pointe des pieds des joueurs, il y a la pointe d'un feutre bleu ou rouge, selon l'équipe et on joue, on joue dix minutes, deux minutes, ça dépend, on met une feuille blanche et, à la fin de la partie, on a un dessin qui est comme le sismographe de la partie.
Espace América : Comment s'appelle l'exposition ?
Eduardo Berti : Inventaire d'inventions, pareil.
Espace América : Comme la Médiathèque de Biarritz comprend un fonds dédié aux Arts et Cultures de l'Amérique latine nanti d'une vaste collection en espagnol d'auteurs latino-américains contemporains, je voudrais profiter de cette rencontre pour aborder de manière plus large votre travail de création littéraire.
Vos livres ont été traduits dans de nombreuses langues et la plupart de ceux parus en français sont traduits par Jean-Marie Saint-Lu. Alors, comme vous êtes vous-mêmes traducteur, je voudrais au préalable vous demandez si cela entraîne une manière particulière d'élaborer les traductions de vos livres ?
Eduardo Berti : Je crois pas... honnêtement...je crois que moi, j'écris mes livres, de temps en temps je fais de la traduction littéraire de l'anglais, de moins en moins, et du français de plus en plus vers l'espagnol et après, en même temps, la plupart de mes livres ont eu des traductions en français d'une façon plus méthodique et en plus , sauf le tout premier, toujours avec Jean-Marie, ce qui est super parce que je pense que c'est l'idéal, surtout si l'écrivain et le traducteur, les deux, sont contents du résultat. L'idéal pour moi c'est de poursuivre parce qu'il y a une connaissance, un complicité énorme. C'est à dire Jean-Marie connaît mon travail, il me connaît et ça c'est mieux pour le résultat final sans doute mais, après, sauf le cas des traductions de mes livres en français où finalement le traducteur de mes livres est devenu un ami et on se connaît - en plus, on habite pas loin et on se voit au-delà même du travail de traducteur et on se parle même de temps en temps pour avoir des nouvelles des familles - mais, sauf ça, dans les autres cas, j'ai très peu de contacts avec le traducteur, parfois aucun, ce qui me préoccupe parfois parce qu'il y a toujours des doutes. Et, de temps en temps, ça arrive que je reçois chez moi un roman que j'ai écrit en espagnol dans une couverture très belle et dans une langue que je suis incapable de lire, en turc ou même en japonais. J'arrive même pas à reconnaître mon nom de famille. C'est très troublant et c'est très touchant en même temps. Alors qu'avec le français c'est différent parce qu'en plus c'est une langue que je parle quotidiennement, que je suis un lecteur des deux langues. Ma bibliothèque est en français et en espagnol. Ça m'est arrivé même d'écrire en français alors, évidemment, je n'ai pas la même distance mais ça ne veut pas dire que je participe à la traduction de mes livres. Peut être que je participe un peu plus. Bon, parce qu'on a un lien avec Jean Marie de grande complicité mais j'ose pas dire il faut traduire comme ça ou comme ça, c'est lui le traducteur. Moi, je serais incapable de m'autotraduire, même vers l'espagnol, le seul livre que j'ai écrit en français, j'ai pas osé, j'ai pas voulu le traduire en espagnol. J'ai peur d'une autotraduction parce que je pense que j'écrirais un autre livre je changerais tout. Par contre, j'ai beaucoup appris des traductions surtout quand il y a un traducteur qui pose des questions, qui est sérieux, qui est responsable et qui interroge l'auteur - finalement il interroge le livre - et à chaque fois que Jean Marie a traduit un livre à moi, non seulement j'ai trouvé qu'il y avait des erreurs - il n'y a pas un livre parfait, il y a toujours des erreurs – mais, aussi, j'ai beaucoup appris avec les questions qu'il me pose. La même chose avec ma dernière traductrice en anglais qui m'a posé des questions magnifiques alors, là, ça oui, j'apprends des choses en tant qu'écrivain et en tant que traducteur, ça me fait réfléchir pour mon travail qui est moins régulier mais que je fais aussi en tant que traducteur.
Espace América : Un de vos romans s'intitule Todos los Funes (Tous les Funes). Une référence à la célèbre nouvelle de Borges, Funes el memorioso (Funes ou la mémoire). Votre écriture joue avec les références littéraires, c'est une écriture très ludique qui s'amuse avec les figures de l'inversion, du double, de la répétition, du paradoxe... Il faut d'ailleurs signaler que vous êtes membre de l'Oulipo depuis 2014. Donc, deux questions viennent à l'esprit. D'abord, comme vous êtes argentin : un écrivain argentin ne peut pas échapper à la figure tutélaire de Borges ? Ensuite, de Borges à l'Oulipo, quels seraient les auteurs qui font la continuité de votre parcours littéraire ?
Eduardo Berti : Oui, bien sûr, Borges, c'est incontournable mais en même temps je pense que, quand on dit Borges, on dit beaucoup de chose. Je pense, finalement, que dire Borges c'est une façon d'abréger, de faire court. La meilleure façon de comprendre non seulement Borges mais aussi la littérature argentine c'est de voir que Borges n'est pas - peut-être il est une exception parce que sa qualité est exceptionnelle - mais que la tête de Borges, la façon de regarder le monde de Borges n'est pas un cas absolument isolé. Je pense qu'il y a, comme je disais avant, il y a une façon de regarder le monde quotidien, une façon de travailler des éléments du fantastique d'une façon qui n'est pas la façon classique du fantastique, il y a une façon de jouer avec les références littéraires, une façon de mélanger les différentes traditions comme fait Borges - qui est sans doute celui qui l'a dit de la façon la plus claire - que la tradition des pays comme l'Argentine s'est fait du mélange des traditions de la même façon que le pays s'est fait de mélange d'immigrations mais, bon, Borges l'a dit d'une façon plus claire et on l'a entendu mieux parce que c'est Borges mais c'est pas le seul qui dit ça , ni c'est le seul qui a fait ça. Je pourrais faire une longue listes d'écrivains qui m'ont marqué énormément aussi, des écrivains argentins même, et qui partagent beaucoup de choses avec Borges. Alors, moi je trouve qu'il y a des échos entre Borges et l'Oulipo, il y a des échos et il y a des choses très différentes mais il y a des choses, des parallélismes qu'on pourrait établir mais, bon, c'est long, on va pas le faire maintenant mais je pense qu'il y a des liens et je pense surtout qu'il y a des liens encore plus fort entre Cortázar et l'Oulipo. Cortázar pourrait même être comme un pont qui pourrait lier l'Oulipo et Borges parce qu'il y a beaucoup d'héritage borgésien chez Cortázar mais loin d'être une copie. Cortázar, il a failli être membre de l'Oulipo. Il a été invité à une réunion et c'est connu peut être par les fans de l'Oulipo, il y a l'anecdote : il avait accepté de venir à une réunion de l'Oulipo. Il y avait Georges Perec, Harry Mathews et Calvino qui adoraient Cortázar et qui ont voulu l'inviter à une réunion. Il a dit oui je vais y aller mais il est jamais allé à la réunion, il est jamais apparu. Mais, on ne sait pas pourquoi. Même, il y a un écrivain oulipien, Jacques Jouet qui a écrit un texte où il imagine pourquoi Cortázar n'est pas venu. Mais, bon, ça pourrait être un pont entre Borges et l'Oulipo. Alors, après, si je fais une liste des écrivains qui m'ont marqué ou que j'aime, on finit jamais parce que je suis très enthousiaste de mes lectures et je change, j'ai des passions comme ça avec des écrivains, tout le temps, mais il y a des écrivains qui m'ont marqué d'une façon plus forte parce que j'avais quinze, dix-huit ou vingt-cinq ans et c'est l'âge où ces choses-là marquent pour toujours et, là, je ne sais pas, la liste aussi elle est grande, je pense à Calvino, je pense à Nabokov, je pense à Flaubert, je pense à Henry James, à Kafka, à Tchekhov; Vous n'allez pas vous surprendre parce que c'était des lectures de formation aussi, d'apprentissage.
Espace América : Je voudrais m'arrêter sur une figure qui semble vous tenir à cœur, celle du palimpseste. On peut citer par exemple la reprise du micro-récit d'Augusto Monterroso - Je m'excuse par avance pour la traduction -“Cuando despertó, el dinosaurio todavía estaba allí” (Quand il s'est réveillé, le dinosaure était encore là) sous la variante « Cuando el dinosaurio se despertó, los dioses todavía estaban allí, inventando a la carrera el resto del mundo” (Quand le dinosaure s'est réveillé, les dieux étaient encore là inventant en vitesse le reste du monde). Ainsi, un de vos romans, La mujer de Wakefield, traduit en français sous le titre Madame Wakefield, reprend sous forme romanesque une nouvelle, datant de 1835, de Nathaniel Hawthorne. Deux récits, donc, pour une même histoire : Un jour, un homme abandonne sa maison et sa femme et s'installe dans une rue voisine. Au bout de vingt ans, il revient chez lui comme si rien ne s'était passé. Dans la nouvelle initiale, on peut lire « Le lecteur est donc libre de se livrer à ses propres méditations, ou, s'il le préfère, et il sera le bienvenu, de parcourir avec moi les vingt années que dura l'exil volontaire de M. Wakefield. ». Il semblerait que vous ayez suivi au pied de la lettre cette invitation... Si l'on observe cette réinterprétation du récit de Hawthorne, on remarque que vous réinvestissez les éléments du premier récit comme on utilise des accessoires au théâtre, pour créer des scènes, des épisodes ou des caractères. Par exemple, le motif du costume gris de Monsieur Wakefield, un détail dans la nouvelle, dans votre roman va servir à caractériser Wakefield ou à créer tout un épisode. Comment en arrivez-vous à avoir envie de réécrire des histoires déjà écrites ?
Eduardo Berti : Il y a plusieurs questions... Il y a plusieurs choses à dire... D'abord, je pense que - c'est pas moi qui va le dire, c'est déjà dit plusieurs fois – il y a une série limitée d'histoires à raconter, il y a des situations de bases qui sont - il y a même des gens qui ont fait des livres avec des graphiques de situations basiques pour la fiction - ils sont 82, 143, bon, c'est une façon de regarder les choses trop scientifiques pour mon goût mais en tout cas je suis assez d'accord que les situations de base c'est comme la musique, les notes, il y a des notes, on ne peut pas inventer des notes, il y a des situations de base, après, pour moi, la singularité, c'est comment on raconte ça. Quel point de vue? Quelle écriture? Quel personnage? Quel regard sur le monde? Et, moi, je crois énormément - c'est une des choses qui m'intéresse le plus en tant que lecteur et en tant qu'écrivain – que c'est le regard sur les choses qu'a un écrivain, la perspective, le point de vue... et je pense très sincèrement qu'une même situation de base, si on change le point de vue, ça devient une autre histoire. C'est à dire, ce n'est pas la même chose si je raconte le moment où le jeune de dix-neuf ans, fils unique, quitte le foyer et dit aurevoir à ses parents... il part à l'aventure et je pars avec lui. Là, ça commence un bildungsroman, un roman d'éducation et de découverte du monde. Et, si je reste dans la maison avec les parents qui sont malades, qui sont tristes, c'est une autre histoire mais la situation de base est la même. Et, dans le cas de Madame Wakefield, en fait, je voulais pas raconter la même histoire justement, parce que ce que je raconte c'est tout ce que la nouvelle ne raconte pas. C'est à dire, moi, je reste avec la femme. La nouvelle de Hawthorne c'est la même situation de base bien sûr mais la nouvelle de Hawthorne - qui est très brève - part avec lui, et même, à un moment, l'écrivain Hawthorne dit peut être que sa femme... mais, non, non, peu importe, ce qui nous intéresse c'est le mari et, moi, dans mon roman, il y a deux choses : il y a l'amplification – c'est exactement l'exemple que vous venez de donner - amplifier la nouvelle, l'amplifier et en faire un roman mais, surtout, le point de vue de la femme. C'est à dire tout ce qu'on ne regarde pas dans la nouvelle de Hawthorne : Est-ce que la femme elle sait ou elle sait pas? Qu'est-ce qu'elle fait entre-temps? Et, pour moi, dès qu'on change la perspective, on part déjà dans une autre histoire qui n'est pas forcément indépendante, ni absolument opposée mais c'est une autre histoire. Dès qu'on change la perspective, c'est une autre histoire et c'était pour moi ça le défi et ce qui m'intéressait c'était de trouver une autre histoire à partir d'une histoire qui existait déjà. Alors, cela dit, il n'y a rien de nouveau dans tout ça. Quand on regarde les livres qui sont publiés - je pense qu'on pourrait dire presque 80% des livres qui sont publiés - on pourrait voir quel est le mythe que ce livre réécrit même sans le savoir. On pourrait voir toujours que cette histoire a déjà été racontée et ça, pour moi, c'est pas un problème. L'intéressant c'est de voir comment elle est racontée. Est-ce que cette nouvelle écriture de la situation de base, elle est intéressante ou pas? Pour moi, c'est ça l'idée d'originalité, plus que la situation de base.
Espace América : Vous êtes aussi un excellent conteur qui sait captiver avec une bonne histoire dans la tradition des nouvelles à chute comme La lettre vendue ou dans la tradition fantastique comme Le retour, deux nouvelles que l'on trouve dans le recueil intitulé Lo inolvidable (L'inoubliable). Cette virtuosité semble particulièrement manifeste dans un de vos romans, La sombra del púgil – En français L'ombre du boxeur – un roman qui est le récit d'une histoire, de comment et quand cette histoire a été racontée... et c'est un récit qui a des airs de boîte à musique, qui se perd dans les rouages minutieux d'une histoire familiale que l'on tente d'ajuster comme on veut mettre les pendules à l'heure.
Comme il a été évoqué en introduction que vous aviez publié des livres sur la musique, peut-on dire que pour vous il y a une dimension musicale dans le rapport au temps et au rythme qu'entretient le bon conteur avec l'histoire qu'il raconte ?
Eduardo Berti : Oui, absolument, si j'ai deux passions culturelles, ou même deux grandes passions dans la vie c'est la musique et c'est la littérature. Ce sont peut-être mes deux grandes passions. La passion de la littérature, c'est une passion que je cultive en tant que métier, si on peut dire comme ça ; la passion pour la musique c'est une passion d'aficionado, de quelqu'un qui est très mélomane et qui a écrit quelques livres autour de la musique. Et j'ai beaucoup d'amis musiciens mais j'ai toujours pris des éléments de la musique qui m'ont inspirés pour écrire mais aussi, je constate de plus en plus, quand je corrige mes textes, je change un mot pour un autre ou je change l'ordre des mots pour une question d'euphonie, de rythme, de mélodie, pour moi, c'est très important, ce n'est pas la seule chose mais une fois que j'ai réussi à dire, à raconter ce que je voulais raconter, quand je fais la relecture, une des choses que je tiens en compte c'est la musicalité du texte et, parfois, je change, j'ajoute, je fais des petits trucs pour que ça sonne mieux musicalement. Ce que ça veut dire ? Ça veut pas dire un rythme régulier non plus, ça peut varier aussi. Il y a une autre chose que j'essaye d'utiliser aussi, ce sont des idées qui peuvent venir du monde de la musique, j'essaye de les utiliser dans l'écriture littéraire : par exemple, il y a un livre que j'ai publié il y a un an et demi, deux ans déjà, c'est un petit roman qui s'appelle Faster et où j'ai travaillé un peu l'idée du ritornello, ritournelle... Il y a comme des anneaux, comme une ritournelle tout le temps ,et je trouvais que cette forme se prêtait bien pour un livre qui parle basiquement de deux choses qui ont déjà la forme d'une ritournelle : d'un côté, les courses de voiture parce que le livre parle de Fangio, le coureur de formule 1 - Les courses de voiture elles tournent mais même si elles tournent ce n'est jamais la même chose que l'on voit - et de l'autre côté, les disques, les vieux disques qui tournent et c'est l'univers de la musique. Ce sont les deux éléments - il y a un troisième sujet dans ce livre-là qui est l'amitié... Et le temps qui peut-être tourne aussi. Je me suis dit que pour ces deux choses qui tournent la ritournelle ça pourrait être intéressant et j'ai exploré ça. C'est à dire que je regarde des formes liées à la musique qui pourraient se traduire dans un livre. C'est pas évident, il faut adapter mais pour moi c'est un défi intéressant.
Espace América : Vous avez écrit aussi des micro-récits, notamment un livre intitulé La vida imposible (La vie impossible). Les micro-récits qu'on peut y lire peuvent être des histoires étranges, des réflexions, des clins d’œil culturel... certains ressemblent à des notes pour de futurs récits comme dans le texte intitulé Cinq hommes où vous énumérez cinq hypothèses : « Un homme qui change de langue tous les cinq ans. Il a déjà vécu en espagnol, en allemand, en italien et en anglais. A chaque changement a correspondu un déménagement pour un pays où la nouvelle langue est officielle...
Un homme qui a un beau jour, du soir au matin, se rend compte qu'il parle et comprend à la perfection un langue si insolite et si lointaine que jusqu'alors il ne soupçonnait même pas son existence. Un homme qui n'a pas de langue maternelle. Il trouve toutes les langues également artificielles et aussi difficile d'accès, etc... »
Pourriez-vous nous dire quelle place occupe le micro-récit dans votre pratique de l'écriture ?
Eduardo Berti : D'abord je pourrais dire très rapidement si ça ne vous gêne pas que la microfiction occupe une place plus grande dans la tradition des lectures et des écritures en langue espagnole que dans celle de langue française ou même italienne, allemande, etc. Il y une forte tradition de microfiction de langue anglaise mais avec des caractéristiques différentes mais je pense que c'est un phénomène assez singulier et assez propre de la langue espagnole, je dis pas exclusif, c'est pas ça, mais je pense que l'ampleur...
Espace América : Même en langue anglaise ?
Eduardo Berti : Non, je viens de dire, en langue anglaise, c'est l'autre tradition où la super short fiction a un poids mais avec des caractéristiques un peu différentes je trouve mais ce sont les deux langues où ça a pris plus d'ampleur et plus de poids. Et, en langue espagnole, c'est une chose... au début, c'était un peu un phénomène, il y avait quelques écrivains espagnols, un peu en Argentine, un peu au Mexique, mais de plus en plus ça s'est vraiment répandu. Quand j'ai commencé à écrire, j'écrivais de temps en temps des petits textes comme ça et je connaissais très peu la tradition. J'avais lu deux trois choses. L'exemple le plus évident pour un lecteur argentin... J'avais lu quelques textes ou bien de Bioy Casares, ou bien de Cortázar, ou bien de Marco Denevi, des écrivains d'Argentine que j'avais lu très jeune, à la fin des années 70, début des années 80, mais c'était rare. Ça m'avait parlé parce que je sentais que c'était intéressant pour deux raisons : l'une parce qu'on peut travailler de façon très intéressante le non-dit, l'ellipse et la complicité avec le lecteur. On oblige le lecteur a être plus créatif et plus complice encore parce qu'il y a encore plus de choses à compléter. Et l'autre chose qui m'intéressait c'était - on revient un peu à cette idée de mélange qu'il y a dans la tradition de la littérature argentine aussi - le mélange de genres. Je trouvais que dans la microfiction il y a quelque chose, comme dans la prose poétique déjà, qui mélange des choses plus typiques de la narration avec des choses plus propres à l'écriture poétique et ça m'intéressait énormément. Je donne toujours l'exemple de quand Paul Valéry dit que la poésie danse et que, quand on écrit de la poésie, on danse, et que, quand on écrit de la narration, on marche d'un endroit à l'autre et moi, je trouve que dans la microfiction c'est bizarre, c'est comme si on marchait et on dansait en même temps. Et on revient même à cette idée qu'on peut marcher, qu'on peut danser et faire des boucles et, en même temps, on peut avancer. Je reviens à l'idée des courses de formule 1, on peut danser comme dansent les voitures mais, quand même, il y a un récit, il y a un début, il y a une fin et les choses peuvent changer et, c'est un peu ça, je sens, qu'explore la microfiction, un peu entre les deux. Et, aussi, je pense que la microfiction explore énormément, comme je disais avant, le non-dit, l'ellipse et les limites entre la narration classique et la poésie, les carnets de note, l'humour, l'aphorisme, la chronique, la réflexion... C'est vraiment un genre qui explore les limites des genres et les limites de la nouvelle. C'est un genre que je ne fais pas systématiquement. En fait, j'ai publié un seul livre de microfiction qui est La vie impossible. Et dans celui qui est paru il y a quelques mois, Círculo de lectores, il y a des moments où il y a de la microfiction aussi. Ce sont les deux livres où j'ai vraiment fait de la microfiction... peut-être des moments de l'Inventaire… Mais je l'aime énormément, en tant que lecteur aussi.
Espace América : Un padre extranjero est sans doute le plus personnel de vos romans puisqu'il semble le plus autobiographique et, aussi, parce qu'on vous y voit écrivant. Vous y mêlez, dans une sorte de work in progress, la figure de votre père qui était roumain avec celle de Conrad - un écrivain polonais qui avait choisi d'écrire en anglais - autour du thème du voyage et du sentiment d'étrangeté. Vous naviguez tout au long du roman entre fiction et réalité ce qui donne l'occasion de voir comment on construit un monde littéraire. Et, dans ce livre, vous parlez des désillusions des lieux imaginés, rêvés, que l'on découvre en vrai et vous comparez cette désillusion à « cette mélancolique résignation que je ressens toujours en lisant, une fois terminée, ce roman qui promettait tant de choses, tant de romans possibles, tant de terres imaginaires possibles, mais s'est trouvé réduit à une simple matière insipide qui se résume en un mot : ça. » Est-ce qu'on pourrait dire aussi que ce roman explore comment un écrivain peut être étranger à lui-même dans son acte de création ? Et, de tous les livres que vous avez publiés lesquels vous ont pleinement satisfait ?
Eduardo Berti : Ce sont deux questions très différentes. Je commence par la première. Un père étranger mélange trois histoires si on peut dire. Il y a deux histoires surtout mais il y a une troisième petite histoire qui se glisse... Il y a un épisode dans la vie quotidienne de Joseph Conrad qui a été le point de départ pour moi en tant qu'écrivain. J'étais en train de lire un livre écrit par la veuve - qui était déjà la veuve de Conrad - elle raconte dans ce livre un petit épisode dans la vie de son mari et dans la vie familiale, une chose qui m'avait touché énormément. Elle raconte qu'à un moment où Conrad est malade - il a vraiment de la fièvre - il commence à délirer en polonais, une langue que, elle, elle ne connaît pas alors son mari est en train de prononcer des mots dans sa langue natale et elle, elle est là impuissante face à la maladie, et impuissante face à cette langue qu'elle ne comprend pas qui fait partie du mystère de ce passé lointain de son mari. Et ça m'avait énormément touché et j'avais commencé à écrire - chose rare chez moi - sans savoir même si ça allait donner un roman ou une nouvelle. D'habitude, j'ai une première sensation si ça peut donner une nouvelle ou un roman ou pour quoi, où je me dirige... Là, c'était comme un besoin d'écrire ça. Et j'ai fait une chose qui d'habitude n'est pas une bonne idée de faire : Je me suis demandé pourquoi j'étais en train d'écrire ça. Je dis que c'est pas une bonne idée parce que c'est peut être une des meilleures façons d'arrêter l'écriture d'un texte, commencer à se poser trop de questions. Mais je me suis posée cette question et la réponse était évidente , tellement évident que c'est étonnant que je sois arrivé à me poser cette question. C'est exactement la même situation que moi, j'avais vécu chez moi, avec mon père étranger. Mon père était né en Roumanie. Il était arrivé plus tard en Argentine. Il s'était marié avec une femme plus jeune que lui, comme le cas de Conrad et Jessie, une femme qui ne parlait ni ne comprenait pas un seul mot de roumain. Mon père ne parlait jamais le roumain chez nous et, de temps en temps, il y avait un mot roumain qui échappait comme ça et c'était comme le mystère absolu et c'est ça évidemment qui m'avait frappé, c'est ça qui m'avait amené à écrire ou à commencer à écrire cette histoire. J'ai travaillé alors avec les deux dimensions. J'ai continué l'histoire de Conrad mais j'ai continué aussi les réflexions et les souvenirs et j'ai reconstruit les éléments autobiographiques ; c'est une fiction mais quand même... J'ai beaucoup inventé de l'histoire de Conrad, j'ai beaucoup inventé parce que je devais inventer un peu sa vie de famille, j'ai inventé, j'ai complété.
Espace América : vous avez été vraiment dans la ferme ?
Eduardo Berti : Je vous laisse imaginer... Et, en même temps, il y a l'écrivain qui part en Angleterre et, normalement, il part à la recherche de Conrad, il part faire des recherches et comprendre Conrad mais c'est comme si au lieu de se retrouver face à Conrad, il se trouve tout le temps face au fantôme de son père et face aux éléments communs entre Conrad et son père. Et il y a les deux histoires qui s'imbriquent tout le temps. Et la troisième chose c'est que, après la mort du père du narrateur, le narrateur découvre un tas de cahiers où son père avait commencé à écrire un roman qui n'est pas fini et que le narrateur se jette à lire... voir si là il y a des réponses. J'ai inséré des petits moments de cahiers du roman du père mais ça c'est comme une troisième chose qui fait un petit écho mais les deux histoires c'est surtout Conrad et le père.
Espace América : Et sur le sentiment d'étrangeté ?
Eduardo Berti : Le sentiment d'étrangeté, la condition d'étranger et, surtout, dans les deux cas, dans le cas de Conrad, dans le cas de mon père, qui n'ont rien à voir après, je veux dire qu'ils ont fait des choix très différents dans leur vie, mais les deux ont changé de pays, de langue, de métier et de nom. C'est à dire cette possibilité qu'ils ont eu de se réinventer presque radicalement. Même Conrad dit qu'il a eu trois vies – mon père a eu deux vies je crois - mais Conrad a eu trois vies mais surtout ce Polonais qui était marin en France et qui change de langue et qui change de métier, qui commence à écrire et qui change de nom et qui choisit Conrad qui était son prénom comme nom de famille. Il se réinvente et, bizarrement, mon père a fait exactement la même chose. C'est à dire il a changé de nom, il a pris son prénom comme nom de famille. Mon vrai nom de famille n'est pas Berti. Il s'est réinventé. Tout ça ce sont des choses que j'ai découvert au fur et à mesure que j'écrivais le livre, que j'ai compris au fur et à mesure que j'écrivais le roman. Et que le narrateur du livre, ce qui est le plus important, voit au fur et a mesure qu'il avance dans cette double recherche.
Espace América : Et sur les livres dont vous êtes le plus satisfait ?
Eduardo Berti : Est-ce que je suis satisfait d'un livre ? Ça change... D'habitude, quand je viens de le finir, je suis hyper satisfait sinon je ne le publierais pas. Après, le temps passe, je commence à voir tous les défauts. Et, après, il y a un moment où ça s'équilibre mais je pense que le livre aujourd'hui, le livre avec lequel je suis le plus satisfait c'est Une présence idéale mais peut-être parce que je vois moins les défauts parce que c'est écrit en français.
Espace América : Dans cette période où on mesure l'importance des personnels hospitaliers et médicaux, on va conclure sur ce livre-là, Une présence idéale, paru aux éditions Flammarion en 2017. C'est un livre qui rend hommage à ceux qui travaillent dans les unités de soins palliatifs, un recueil de témoignages de médecins, d'infirmières, d'aides-soignantes qui racontent des rencontres, des parcours de vie... C'est un livre extrêmement touchant et humain. Comment avez-vous élaboré ce livre, à partir d'interviews ? À partir d'enregistrements ?
Vous avez choisi d'écrire ce livre en français et, dans l'introduction, vous expliquez que vous avez tenté de l'écrire en espagnol mais que ça sonnait faux, artificiel. C'est une question qui touche à l'esprit d'une langue ? Et, de la même manière que vous avez écrit deux livres en français, est-ce que vous avez envie d'écrire en anglais ?
Eduardo Berti : J'ai été contacté par le service de culture du CHU de Rouen. Le CHU de Rouen a un service de culture qui fait des choses magnifiques. Ils avaient déjà invité des peintres, des musiciens, des dessinateurs, même une chorégraphe qui avait reproduit les déplacements des soignants dans les couloirs et j'étais le premier écrivain a être invité. J'ai été ému, surpris. On me contacte, on me dit : est-ce que vous voudriez venir passer deux trois semaines côtoyer le travail des soignants - des soignantes, je dirais parce que c'est 99% des femmes qui travaillent dans cette unité. C'est une unité de soins palliatifs de l'hôpital de Rouen. J'ai dit oui ; En même temps j'avais des doutes est-ce que je serai capable d'écrire quelque chose ? Est-ce que ça va être dur ? Comment ça va se passer ? Mais, c'était intéressant justement parce que c'était imprévisible, c'était un défi. Alors, quand je suis arrivé, ils m'ont expliqué que tout ce qu'ils attendaient de moi c'est d'être à l'écoute des soignants, des soignantes. Ils avaient envie de se raconter, de raconter des expériences. Je devais animer deux ou trois ateliers d'écriture au service pédiatrique et ils attendaient de moi un texte de cinq ou dix pages. J'ai commencé et je me suis rendu compte que j'avais trois ou quatre carnets de notes comme ça remplis de choses que j'avais entendues, que j'avais vues, que j'avais parlées, discutées avec les soignants, que j'avais imaginées. Des choses qui sont venues mais sans me rendre compte, même de l'ampleur en tout cas. J'ai essayé d'écrire le texte, la « commande » si on peut dire comme ça, et, à chaque fois que j'écrivais un petit texte... le texte en soit n'était pas mal mais c'était comme quand vous êtes devant un paysage magnifique et vous prenez une photo, c'est pas ça... ce qu'on voit c'est rien à côté de ce que vous avez vraiment vu. C'était faux, c'était pauvre, alors j'écrivais un autre texte, et l'autre texte, pareil, mais les textes commençaient à se compléter et je voyais que dans cette mosaïque ou dans ce kaleidoscope qui était en train de se construire, la somme de tout ça, ça donnait quelque chose de plus intéressant. Mais, alors, quand je me suis rendu compte, j'avais déjà écrit quinze ou vingt textes et j'ai compris qu'il y avait une forme possible que j'ai trouvée avec l'aide d'un livre que j'avais lu avec grande passion, un livre qui raconte la Grande guerre, la 1ère Guerre Mondiale et, dans ce livre-là, j'ai trouvé une piste de forme. Ce livre s'appelle Compagnie K et c'est un livre d'un Américain qui avait fait la 1ère Guerre et où il fait parler la compagnie, avec ses camarades d'armes, la plupart d'eux morts, il a écrit ça de retour aux Etats-Unis ; il donne la parole à chacun d'eux et, un à la fois raconte une histoire. Et je me suis dit que ce serait intéressant de... exactement cent ans plus tard parce que le livre de William March, Compagnie K a été publié en 1918 ou quelque chose comme ça, donc c'était exactement cent ans plus tard... d'adapter exactement cette forme pour le contraire, pour une compagnie de femmes et pas comme une compagnie machine à tuer mais plutôt le contraire et, je dis je vais prendre cette forme, voir si ça marche et là j'ai vu que ça marchait très bien. Bien sûr, j'ai fait alors le schéma de l'unité et je me suis dit , bon, chacun, chacune surtout, va prendre la parole et va raconter avec une illusion de réalité une histoire qui parle ou bien d'elle-même, ou bien d'une collègue, ou bien d'un patient, ou bien de plusieurs patients, ou bien de leur rapport avec l'extérieur, etc. Toujours avec l'idée de m'interroger, c'était pour moi le plus intéressant, quelle est la place de la vie professionnelle et de la vie quotidienne dans un endroit où la mort est omniprésente ? J'ai pas eu des entretiens formels, journalistiques, j'ai pas enregistré, je voulais pas faire ça, mais j'ai eu des entretiens où j'ai parlé, j'ai discuté, de temps en temps je prenais des notes et je continuais et, toutes les notes que j'ai prises, même devant la personne - même parfois il y avait des soignantes qui venaient à deux, elles voulaient à deux, elles ne voulaient pas venir toutes seules – mais, à chaque, fois que je prenais des notes c'était en français pour ne pas perdre le côté témoignage et parce que si je me mettais à traduire, j'allais me distraire; je me disais je vais traduire après. Mais, à chaque fois que j'essayais de traduire, ça ne marchait pas, l'écriture se bloquait, absolument, ça marchait pas alors, je me disais je vais continuer, je vais traduire plus tard. Le plus tard n'est jamais venu, j'avais le livre presque fini, et, là, je me suis dit pourquoi je vais traduire ça ? Même, j'ai compris que quand j'avais essayé des petits moments d'écriture ça sonnait faux, j'avais du mal à traduire parce que même il y a des réalités qui sont différentes. La figure de l'aide-soignant en Argentine, ça n'existe pas : il y a l'infirmière ou le médecin, je savais même pas quel mot trouver, et c'est un univers que j'ai découvert en français, il y avait des mots qui, paradoxalement, me manquaient en espagnol pour ce texte. Mais, c'était pas un choix délibéré, je venais de publier Un père étranger, je venais de parler de Conrad qui a changé de langue et d'écriture, je venais de parler du père du narrateur, de mon père, qui avait réussi à écrire un roman dans une autre langue, et je venais de faire dire au narrateur de ce roman qui est un double : j'écrirais jamais dans une autre langue, je crois que je suis incapable de le faire et que je n'aurai jamais besoin. Hélas... pas hélas... je l'ai fait un an plus tard mais c'est une chose qui s'est imposée à moi comme si ce livre-là devait s'écrire en français. Pour moi, ça a été magnifique parce qu'en plus je crois que ça a influencé mon écriture dans les livres qui sont venus après en espagnol. Je sens que ça a changé même ma façon d'écrire en espagnol. C'est comme un musicien qui a toujours écrit, qui a toujours composé avec le piano ou avec la guitare, change d'instrument. C'est lui, ça va être lui mais il y a quelque chose qui change et, pour moi, c'était une expérience fascinante, surtout l'expérience que j'ai vécu, c'est surtout ça.
Espace América : Et vous feriez aussi en anglais ?
Eduardo Berti : En Anglais ? Pour m'amuser, pour jouer peut-être mais je crois pas que j'aurais - parce que ça c'est venu d'une façon naturelle - En anglais, je le ferais seulement si ça venait d'une façon naturelle ou bien un petit jeu, pour voir ce que ça donne mais je ne sais pas si ça aurait du sens.
Espace América : C'est le deuxième livre que vous écrivez en français ?
Eduardo Berti : C'est le premier en fait. Jusqu'à ce moment-là, j'avais écrit des petits textes en français mais surtout parce que dans les réunions de l'Oulipo, le français est la langue véhiculaire. On a deux réunions par mois : l'une c'est la lecture publique que l'on fait à la Bnf devant les gens qui peuvent venir, c'est gratuit, et, après, on fait une réunion de travail
Espace América : C'est ça qu'on trouve sur la base de la Bnf ?
Eduardo Berti : C'est la lecture et, après, on a des réunions de travail entre nous. Et, pour les deux, surtout pour la réunion de travail, c'est vrai que parfois j'ai envie de partager une idée, ou j'ai envie de dire, oui, j'ai eu cette idée et c'est vrai que si j'arrive avec le texte en espagnol, il y a une ou deux personnes qui vont comprendre, qui parlent espagnol, le reste ne vont pas comprendre alors, parfois, je faisais une traduction un peu rapide, ou je dérangeais le pauvre Jean-Marie qui m'aidait , il faisait une traduction un peu rapide pour que j'amène à la réunion de l'Oulipo mais c'était des petits textes. J'étais ravi de faire ça, pour moi, c'était très intéressant comme expérience mais écrire un livre, non, jamais, sauf Une présence idéale. Après Une présence idéale, j'ai écrit un autre texte mais je ne sais pas... c'est pas la même chose. C'est un texte que j'ai écrit même dans deux langues à la fois. Il apparaît à la fin de Círculo de lectores , c'est comme un patchwork, c'est un texte qui est fait de textes, il y une partie de ce texte qui est écrit en français que je traduit vers l'espagnol et une partie de ce texte que j'ai traduit vers le français. Il y a deux versions du texte, espagnol et français, mais il n'y a pas une version originale de ce texte, il y a un 60% qui est écrit en espagnol et un 40% que j'ai écrit en français. Et pour avoir ce texte en espagnol pour Círculo de lectores en Espagne, j'ai dû traduire 40% et, pour le texte que j'ai écrit en français, j'ai dû traduire le reste mais c'est venu comme ça.
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